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moi aussi je réussirais à transporter sur mon crâne un peu de subsistance et participer ainsi à la vie collective du village
mais bien sûr je ne tiendrais pas le choc au voisinage des femmes grises de terre, puissantes comme des troncs d'arbres
et la furieuse élégance de leur présence s'écoulerait tout simplement et sortirait directement de la certitude et de la plénitude de leurs organes
mais moi, qu'est-ce que je pourrais bien faire, sorti de mon hôtel, avec ma chair tendre et ma petite bite ?
rencontre entre truands ?
discussion philosophique ?
négociation d'affaires ?
paroles d'amitié ?
mon père aimait par dessus tout la pensée
la littérature et la pensée
mais la guerre l'a jeté de force dans le commerce
et le commerce l'a mené dans des pays et des villes aux noms insensés et beaux comme des trombones
Zanzibar, Bombay, Tanganika, Aden, Beyrouth ...
Addis-Abeba, Bahrein, Dar-es-Salam, Djeddah, Saïda ...
Jinja, Kampala, Port-Saïd, Nairobi, Mombasa ...
pour moi, petit, des épingles de couleur piquées dans une carte sur le mur
et ces villes l'ont rendu ami avec des visages, des vies, des langues
et ces villes, ces langues, ces visages lui ont mis le bonheur au corps
et il en a presque oublié la littérature
ici j'aurais été la minuscule paysanne vieille et colérique avec ses jambes torses sous sa robe noire - je me serais déplacée avec cette démarche burlesque à cause de mes genoux usés par le travail
ils n'auraient jeté aucune pièce dans ma main tendue
et j'aurais pesté de ma voix d'oiseau noir enroué contre ces "jolis" encravattés
jetant avec un rire grinçant toute leur descendance aux pires malheurs
je me serais retournée quelques pas plus loin
ils n'auraient même pas remarqué mes yeux pleins de rage
et par la colère je les aurais vus en train de rôtir dans les chaudrons brûlants des ancêtres anthropophages de mes voisins de misère, ces foutus blacks sauvages
ha ha, finalement ! ç'avait été une bonne journée ! ouais, l'imagination crée quand même du bonheur !
les trois belles femmes sur la terrasse libanaise, bien avant que la mort ne vienne s'installer en maîtresse sur cette terre bénie
je ne l'ai jamais touchée de la main cette terre, elle n'a jamais caressé mes yeux, mais l'incommensurable douceur des récits de mon père s'est imprimée en moi comme un bonheur réalisé
et l'écho assourdi des guerres va toujours résonner dans mon corps
à la fois comme une douleur injuste
mais encore plus comme une mythologie grandiose du malheur fulgurant qu'il ne sert à rien de fuir
la femme dans la lumière, mon père arrête le taxi, la lumière comme un chant ou plutôt comme une prière, ou même comme une mise en scène, non ! non ! comme un monument aux vivants ... mon père se penche par la portière, la femme ne l'aperçoit même pas, mon père presse le déclencheur, le taxi repart
moi aussi je pourrais avoir tenu des rencontres discrètes avec des individus louches dans des recoins sombres, rencontres dont je n'aurais parlé à personne
ah si j'étais commerçant, je pourrais comme Rimbaud délaisser la poésie factice et descendre dans le réel pour contempler les cargos chargés de n'importe quoi et les voir traverser lentement les ports lointains et s'éloigner sur les océans pollués
j'avais quand même réussi à remonter l'histoire d'une des photos africaines de mon père, une de plus
je suis retourné à mon hôtel bon marché et j'ai mangé une pizza sans goût avec une bière locale
oui je me souviens du blanc - on devait traverser le grand Nil - le bac près d'Atura - mon troisième fils était malade - on attendait pour traverser - de l'autre côté on espérait le soigner - on pouvait pas payer le bateau - le blanc a payé pour nous - je ne sais s'il était bon - on était obligé de prendre son argent - de toute façon mon fils est mort le lendemain
je suis très vieille maintenant - mais je me souviens du blanc - il était comme eux tous - trop blanc - trop propre - non - s'il vivait encore j'aurais rien à lui dire
il y en a d'autres qui croient se souvenir qu'il était un homme d'affaires redoutable et jouissait d'un solide réseau dans nombre de ces pays qui font frémir la surface du rêve et le mystère enfoui dans les petites âmes occidentales
un homme intègre et exigeant
ici à Aden, selon toute vraisemblance occupé à surveiller le travail des employés de ses comparses commerçants
ou peut-être plutôt en train de se documenter sur les processus de production locaux
ou alors cherchant à accrocher le regard d'une belle ouvrière
le Stuyvesant club était désert ce soir-là
j'étais venu poser quelques questions à Nora la barmaid
et elle avait du temps
y paraît qu'elle avait connu l'mignon en son temps
"bien sûr que je vois qui c'est !
mais tout c'qu'il raconte c'est rien que d'l'affabulation !
je l'ai bien connu à l'époque de son adolescence
le joli bonimenteur - et il se vantait déjà"
"ma petite chambre de bonne plongeait sur sa fenêtre
par dessus le toit herbeux d'un garage qui servait de terrain de foot
je baisais avec son grand frère
et je rigolais parfois à regarder le gamin, à poil sur le tapis
pendant que la télé crachait ses petits films érotiques"
" «chou et incroyablement mignon autrefois», pas tant que ça !
plutôt sournois et légèrement malsain, certainement menteur !
je m'le serais bien embarqué dans ma chambrette
mais j'avais assez à faire avec le grand frère"
"et puis, moi, je suis parti ailleurs
si vous croyez qu'j'avais du temps en rabe pour penser à lui !"
Nora l'ex bonne blonde avait bien vieilli depuis ce temps-là
à ce qu'elle disait elle-même
à 68 ans la splendeur brutale et redondante de sa jeunesse
transparaissait encore et donnait une belle lumière glauque à ses rides
le réseau de peau usée descendait depuis ses yeux caustiques
jusqu'aux béances d'un décolleté moyennement sage
elle avait aucune intention de m'en raconter plus
et elle m'a viré du Stuyvesant club
j'ai payé mon whisky
et le sien
cinquante ans de dur boulot !
bon... vous me direz...
j'ai quand même obtenu certains résultats
mais partiels, trop partiels, légers, légers, légers !
hésitant chenapan, demi voyou, voleur avec effort
et c'est pourquoi je dois
" vous ouvrir mon coeur, gentes dames et doux damoiseaux de uneparjour
et me penchant pour vous baiser humblement les doigts
vous avouer que je ne vous mettrai la main au cul
que par la fureur de la pensée et la splendeur des mots ! "
et moi après tout ça ?
j'vous l'avais d'jà dit qu'j'étais chou et incroyablement mignon autrefois
dans un temps lointain lointain
mais bien trop gentil pour en profiter
vous vouliez pas me croire ?
une perle !
surtout pour le silence
le calme et la gentillesse
jamais d'gros mots, de geste déplacé
et ensuite ?
imagine !
50 ans de lutte acharnée et quotidienne
pour ne pas dire ce qu'on attend de toi
pour être sale et bruyant
pour déranger
pour exister
une marche sublime vers l'idéal du voyou
pour une rédemption par l'incivilité
pour une communion par l'insulte
50 années de bonheur, quoi !
il a fini il y a pas mal d'années shooté par une bagnole en rut
je devais sentir déjà très jeune
qu'îl y avait un truc important dans son attitude
un qui n'avait jamais le sentiment de savoir
si j'ai bien compris, à distance de pudeur
il avait le cul assez brûlant
ça lui élevait l'âme vers des délires divins (comme le marquis)
et ça lui éveillait des souffrances à l'intérieur
une espèce de honte d'indignité
et je crois que cette indignité justement
c'est elle qui lui donnait cette présence sans arrogance
ce plaisir humble d'être au monde
et d'apporter toujours quelque chose à un autre
plutôt que de tenter de piller l'univers
ouais
je crois que c'est de là que me vient la conviction flamboyante
que l'efficace est toujours un dictateur
que le sans défaut est toujours un abuseur de pouvoir
être voyou ou ne pas être voyou, c'est la plus belle question
sont-ce les moucherons capturés dans les globes de lumière, attirants comme des super-marchés à noël, qui, à force de pisser de trouille au moment de se flamber définitivement et érotiquement dans une sorte de solution finale par l'ampoule à incandescence, ont accumulé ces taches jaunâtres au fond de leurs cercueils collectifs ?
en tout cas je les en remercie, pour l'infinie beauté de ce jaune réveillant subtilement le gris aubergine du ciel de ce soir de début d'hiver - les intermittents du spectacle (et de la vie) devraient comprendre que la mort des petites mains est le carburant nécessaire pour que l'art prenne son envol... et atteigne des sommets
des sommets à la bourse ?
hommage posthume peut-être aux cosmonautes ridicules et splendides qui m'ont donné du bonheur hier
des cosmonautes soviétiques tournant autour de la terre alors que leur pays a disparu de la carte (films d'archive), qui trouvent plus important le lever du jour sur la terre que les changements politiques, munis d'un humour incassable et de paillettes multicolores de littérature
et ce qui me bouleverse c'est la splendeur sauvage de ces transports de cosmonautes casqués traversant le désert dans de vieux bus scolaires dont les filets à bagages déchirés pendouillent
par rapport au merdier glacial américain de perfection technologique qui ne me donne que des envies de vomissement et de suicide...
[manifeste contre la clarté et la précision]
[manifeste contre la clarté et la précision]
la chaleur de la musique se lève doucement
tu te glisses dans la naissance cahotique du délire
ce qui t'étonne c'est la douceur de la violence
quand tu pousses un corps il te bouscule en retour
bien sûr
tu vas pas me laisser seul
s'il t'embrassait tu l'embrasserais
s'il te pousses tu le bouscules
et la vague en sueur roule devant la scène
se heurte et se crache sur les murs
le rire se faufile d'un oeil à l'autre
les bras se secouent au plafond
la lumière est sombre
pour le silence tu repasseras