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Salon de la photographie à Genève, au Centre International de Conférence
///« Tu sais, Jeanne, c'est la petite fille qui s'éveille à moitié la nuit... »
« Oui, oui, je me souviens. »
Jeanne ne sait pas très bien ce qu'est la mort. Elle ne comprend pas bien non plus ce qui se passe quand une maison est bombardée. Ce qu'elle saisit bien, par contre, ce sont les émotions qui agitent ses parents autour de ce massacre quelque part loin d'ici. Elle saisit tout à fait bien l'incrédulité de ses parents, leur douleur, leur colère, leur désespoir d'impuissance. On peut même dire que toutes ces choses qui agitent les corps de ses parents pénètrent le sien avec force et en secret.
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///« Je ne veux pas t'ennuyer, mais j'ai besoin de te parler de la petite fille qui imagine des choses, et qui me les raconte. »
Jeanne fait parfois des cauchemars qui la bouleversent et la sortent même de son sommeil. Ce sont des choses qui n'ont pas de lien clair avec la réalité, avec sa journée ou avec ce qui s'est passé. Elle a très peur. Si elle se réveille vraiment, elle pleure et crie. Un de ses parents vient la consoler.
C'est étrange. Quand par contre ces choses de la réalité se promènent en elle, elle n'est pas envahie de la même manière que par les cauchemars. Une de ces choses qui la prend comme ça au milieu de la nuit ces temps, c'est qu'elle imagine simplement. Avec les moyens du bord parce que tout ça n'est pas très réel pour elle, elle ne voit pas de vidéos à la télévision. Elle essaie d'imaginer, d'inventer plutôt, qu'elle serait un enfant palestinien.
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///« Ah, je te vois venir, tu vas encore ma parler de la petite fille sans télévision...»
« Bien sûr. Tu sais, c'est très important pour elle de pouvoir me le raconter... Et pour moi également de pouvoir le raconter plus loin.»
Elle se demande comment se passe la nuit de cet enfant palestinien. S'il dort dans un lit. S'il entend des bruits dans la rue. Des bruits de personnes. Des bruits d'avion dans le ciel. Elle a entendu plusieurs fois que les bombes détruisent une maison en quelques secondes . Tout se casse et tout tombe. Et les corps tombent aussi. Et souvent ils sont écrasés par les pierres, par les morceaux cassés de la maison.
Il y a des petites lueurs dans sa chambre. Cette lumière se glisse à partir des réverbères dans la rue. Elle peut donc regarder les murs et le plafond de sa chambre. Avec les jolis dessins sur les murs. Et la lampe qui pend du plafond, suspendue à son fil. Jeanne essaie d'imaginer que les murs et le plafond se cassent d'un coup en tas de morceaux et que tout tombe. Sur elle.
La maison qui tombe, elle arrive un peu à imaginer. Mais la mort, ça, elle ne comprend pas.
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///«Allez, vas-y ! Je vois bien que tu vas encore me parler de ta petite rêveuse qui invente des histoires à dormir debout !»
« C'est drôle, je devine bien que tu ne comprends pas pourquoi je ne cesse de retourner toutes ces histoires sans relâche. Je te raconte quand même, tant pis pour toi !»
Ce qui est étrange, tu vois, c'est qu'elle n'a même pas peur. Elle qui a si peur des cauchemars. Mais les cauchemars c'est différent, ils arrivent de l'extérieur en elle, il l'attrapent et ils ne la lâchent pas, même si elle se débat. Au contraire, quand ces 'choses' de ce monde si lointain de la Palestine se promènent à l'intérieur d'elle, c'est différent. Ces choses, qui devraient être horribles, c'est un peu elle qui les a invitées.
Elle a invité ces choses à l'intérieur d'elle-même un peu pour se faire copine avec elles. Peut-être aussi qu'elle aimerait bien se faire un peu copine avec des enfants qui sont là-bas au loin, très loin, et qui eux peut-être l'imaginent elle , bien tranquille dans sa jolie chambre. Elle espère qu'ils ne sont pas trop fâchés contre elle parce qu'elle a une vie si facile. Elle n'aimerait pas non plus qu'ils l'envient, ou même qu'ils l'admirent, ah ça non alors !
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