GE - Une photo par jour

Choulex - 19 heures 10

…eh Max, si tu me voyais ! 

Suis couché sur une chaise longue 

Qui l'eût cru, pieds en éventail, dans le jardin 

Le premier surpris c'est moi, crois-moi bien 

Je déteste les chaises longues, les méprise et me fous sans retenue de ceux qui en ont une dans la tête  

parce que tu penses bien 

Avant d'en avoir une dans le jardin, faut déjà l'avoir dans la tête 

 

Au-dessus de moi, comme au-dessus d'une grosse merde, s'agitent une flopée de moucherons, ils savent d'instinct que nous en produisons des tonnes dans une vie 

 

Sans doute 

 

Plus haut un martinet au vol haché  

 

s'en fout 

 

Sur mon sexe un trognon de pomme 

Qui me glisse dans l'entrejambe - suis en short rassure-toi - et j'essaie simultanément de lire : du Jim Morison, genre : 

 

Accomplishments : 

 

To make works in the face 

Of the void 

To gain form, identity 

To rise from the herd-crowd 

 

Public favour 

Public fervor 

 

Even the bitter Poet-Madman is 

A clown 

Treading the boards 

 

Et du Carver, genre :  

 

Ce que dit une femme pendant son bain de soleil 

 

Une espèce 

D'inertie vague ; 

Des clapotis plein le crâne 

Le cœur & les doigts 

(toutes les extrémités) 

Luisent 

Sous ta caresse indifférente… 

 

Etc… 

 

 

J'ouvre un livre, le referme. Prends l'autre, le retourne. Ouvre les deux. Les empile. Suis distrait par un oiseau qui gueule un peu fort, par un nuage fessu, par le bruit d'une cerise qui tombe - plok. Ce plok me réveille, et je me trouve tout ahuri sur cette chaise-longue.  

 

Alors, au milieu de ce tendre chaos estival, tout à coup, me viennent à l'esprit tes coups de gueules contre le beau, le propre, la forme… 

 

 

Je pense alors à cette phrase de Bunuel gobée à l'adolescence : Il n'y a pas de liberté d'expression sans maîtrise technique. Parfois j'ai resservi ce slogan (un slogan ça verrouille) au milieu d'une conversation juste pour paraître moins con et clouer le bec à un détracteur… 

et me le clouais à moi-même 

et verrouillais la conversation 

péremptoire couillon 

 

La forme, le fond ? Le vase et l'eau ? Peut-être ? 

 

Moi j'aime les formes – quand elles nourrissent ce qui est beau, ce qui peut paraître mièvre et gentil pour l'un,  

peut être incontournable pour l'autre  

(je sais qu'il y a des gens que le mot gentil insupporte), j'aime une belle mise en scène, même convenue, si elle produit du lien.  

 

La forme comme main tendue pour aller plus loin si entente. Oui. La forme si elle réunit. 

 

La forme qui sait se retirer, pudiquement et laisser le fond nous faire vibrer, au fond… 

 

La forme si elle transforme le point d'interrogation en exclamation. 

 

Mais l'abus de forme peut-être nocif, au fond ? 

 

Je passe le relais et te fais suivre un extrait de la correspondance entre Artaud et Rivière où forme et fond sont le cœur d'un échange épistolaire lumineux, et t'embrasse. 

 

Pancho 

 

 

Antonin Artaud à Jacques Rivière, Le 5 juin 1923 

 

« Je souffre d'une effroyable maladie de l'esprit. Ma pensée m'abandonne à tous les degrés. Depuis le fait simple de la pensée jusqu'au fait extérieur de sa matérialisation dans les mots. Mots, formes de phrases, directions intérieures de la pensée, réactions simples de l'esprit, je suis à la poursuite constante de mon être intellectuel. Lors donc que je peux saisir une forme, si imparfaite soit-elle, je la fixe, dans la crainte de perdre toute la pensée. Je suis au-dessous de moi-même, je le sais, j'en souffre, mais j'y consens dans la peur de ne pas mourir tout à fait. 

Tout ceci qui est très mal dit risque d'introduire une redoutable équivoque dans votre jugement sur moi. 

C'est pourquoi par égard pour le sentiment central qui me dicte mes poèmes et pour les images ou tournures fortes que j'ai pu trouver, je propose malgré tout ces poèmes à l'existence. Ces tournures, ces expressions mal venues que vous me reprochez, je les ai senties et acceptées. Rappelez-vous : je ne les ai pas contestées. Elles proviennent de l'incertitude profonde de ma pensée. Bien heureux quand cette incertitude n'est pas remplacée par l'inexistence absolue dont je souffre quelquefois. 

Ici encore je crains l'équivoque. Je voudrais que vous compreniez bien qu'il ne s'agit pas de ce plus ou moins d'existence qui ressortit à ce que l'on est convenu d'appeler l'inspiration, mais d'une absence totale, d'une véritable déperdition. 

Voilà encore pourquoi je vous ai dit que je n'avais rien, nulle œuvre en suspens, les quelques choses que je vous ai présentées constituant les lambeaux que j'ai pu regagner sur le néant complet. 

Il m'importe beaucoup que les quelques manifestations d'existence spirituelle que j'ai pu me donner à moi-même ne soient pas considérées comme inexistantes par la faute des taches et des expressions mal venues qui les constellent. 

Il me semblait, en vous les présentant, que leurs défauts, leurs inégalités n'étaient pas assez criantes pour détruire l'impression d'ensemble de chaque poème. 

[…] 

Car je ne puis pas espérer que le temps ou le travail remédieront à ces obscurités ou à ces défaillances, voilà pourquoi je réclame avec tant d'insistance et d'inquiétude, cette existence même avortée. Et la question à laquelle je voudrais avoir réponse est celle-ci : Pensez-vous qu'on puisse reconnaître moins d'authenticité littéraire et de pouvoir d'action à un poème défectueux mais semé de beautés fortes qu'à un poème parfait mais sans grand retentissement intérieur ? J'admets qu'une revue comme la Nouvelle Revue Française exige un certain niveau formel et une grande pureté de matière, mais ceci enlevé, la substance de ma pensée est-elle donc si mêlée et sa beauté générale est-elle rendue si peu active par les impuretés et les indécisions qui la parsèment, qu'elle ne parvienne pas littérairement à exister ? C'est tout le problème de ma pensée qui est en jeu. Il ne s'agit pour moi de rien moins que de savoir si j'ai ou non le droit de continuer à penser, en vers ou en prose. » 

 

Antonin Artaud à Jacques Rivière, le 29 janvier 1924 

« Je ne cherche pas à me justifier à vos yeux, il m'importe peu d'avoir l'air d'exister en face de qui que ce soit. J'ai pour me guérir du jugement des autres toute la distance qui me sépare de moi. Ne voyez dans ceci, je vous prie, nulle insolence, mais l'aveu très fidèle, l'exposition pénible d'un douloureux état de pensée. […] 

Cet éparpillement de mes poèmes, ces vices de forme, ce fléchissement constant de ma pensée, il faut l'attribuer non pas à un manque d'exercice, de possession de l'instrument que je maniais, de développement intellectuel ; mais à un effondrement central de l'âme, à une espèce d'érosion, essentielle à la fois et fugace, de la pensée, à la non-possession passagère des bénéfices matériels de mon développement, à la séparation anormale des éléments de la pensée (l'impulsion à penser, à chacune des stratifications terminales de la pensée, en passant par tous les états, toutes les bifurcations de la pensée et de la forme). 

Il y a donc un quelque chose qui détruit ma pensée ; un quelque chose qui ne m'empêche pas d'être ce que je pourrais être, mais qui me laisse, si je puis dire, en suspens. Un quelque chose de furtif qui m'enlève les mots que j'ai trouvés, qui diminue ma tension mentale, qui détruit au fur et à mesure dans sa substance la masse de ma pensée, qui m'enlève jusqu'à la mémoire des tours par lesquels on s'exprime et qui traduisent avec exactitude les modulations les plus inséparables, les plus localisées, les plus existantes de la pensée. Je n'insiste pas. Je n'ai pas à décrire mon état. » 

Post-scriptum d'une lettre où étaient discutées certaines thèses littéraires de Jacques Rivière 

« Vous me direz : pour donner un avis sur des questions semblables, il faudrait une autre cohésion mentale et une autre pénétration. Eh bien ! c'est ma faiblesse à moi et mon absurdité de vouloir écrire à tout prix, et m'exprimer. 

Je suis un homme qui a beaucoup souffert de l'esprit, et à ce titre j'ai le droit de parler. Je sais comment ça se trafique là-dedans. J'ai accepté une fois pour toutes de me soumettre à mon infériorité. Et cependant je ne suis pas bête. Je sais qu'il y aurait à penser plus loin que je ne pense, et peut-être autrement. J'attends, moi, seulement que change mon cerveau, que s'en ouvrent les tiroirs supérieurs. Dans une heure et demain peut-être j'aurai changé de pensée, mais cette pensée présente existe, je ne laisserai pas se perdre ma pensée. » [6] 

Antonin Artaud à Jacques Rivière, 25 mai 1924 

« Pourquoi mentir, pourquoi chercher à mettre sur le point littéraire une chose qui est le cri même de la vie, pourquoi donner des apparences de fiction à ce qui est fait de la substance indéracinable de l'âme, qui est comme la plainte de la réalité ? Oui, votre idée me plaît, elle me réjouit, elle me comble, mais à condition de donner à celui qui nous lira l'impression qu'il n'assiste pas à un travail fabriqué.  

[…] 

Cette inapplication à l'objet qui caractérise toute la littérature, est chez moi une inapplication à la vie. Je puis dire, moi, vraiment, que je ne suis pas au monde, et ce n'est pas une simple attitude d'esprit. 

[…] 

Il faut que le lecteur croie à une véritable maladie et non à un phénomène d'époque, à une maladie qui touche à l'essence de l'être et à ses possibilités centrales d'expression, et qui s'applique à toute une vie. 

Une maladie qui affecte l'âme dans sa réalité la plus profonde, et qui en infecte les manifestations. Le poison de l'être. Une véritable paralysie. Une maladie qui vous enlève la parole, le souvenir, qui vous déracine la pensée. » [7] 

 

Antonin Artaud à Jacques Rivière, 6 juin 1924 

« Et voilà, Monsieur, tout le problème : avoir en soi la réalité inséparable et la clarté matérielle d'un sentiment, l'avoir au point qu'il ne se peut pas qu'il ne s'exprime, avoir une richesse de mots, de tournures apprises et qui pourraient entrer en danse, servir au jeu ; et qu'au moment où l'âme s'apprête à organiser sa richesse, ses découvertes, cette révélation, à cette inconsciente minute où la chose est sur le point d'émaner, une volonté supérieure et méchante attaque l'âme comme un vitriol, attaque la masse mot-et-image, attaque la masse du sentiment, et me laisse, moi, pantelant comme à la porte de la vie. » 

 

Sources : www.larevuedesressources.org

[Francis Traunig]

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