GE - Une photo par jour

Bienne - 12 heures 13

L'historiette de l'image. Une histoire triste, bien sûr, qui finit mal : 

 

Vendredi Saint. 

 

San Lorenzo Tezonco est un quartier situé au sud ouest de la périphérie de Mexico city. C'est une région parsemée de zones industrielles et de cités-dortoirs, peuplées de pendulaires chassés du centre ville par la spéculation immobilière. Le caractère villageois de San Lorenzo, pourtant, semble résister à la pression urbaine et c'est toujours aux abords immédiats de l'église que se déroulent les fêtes et les célébrations, entremêlements de rites préhispaniques et de catholicisme. De toutes les fêtes religieuses - avec le jour des morts, en novembre - ce sont les festivités pascales qui drainent le plus vaste public.  

 

Cent cinquante acteurs du quartier et des alentours sont mobilisés. Un âne, vingt chevaux et une quarantaine d'enfants de dix ans complètent le tableau. Chacun s'occupe de sa tenue - à ses propres frais, pour les seconds rôles. D'anciennes familles, la paroisse et certains commerçants soutiennent la fête - en espèce, en nourriture, en vêtements - pour lui assurer sa pérennité. La commune met à disposition le matériel de sonorisation, se charge du transport de l'âne, offre des oranges et de l'eau à tous les participants.  

 

C'est en septembre de chaque année, lors de la messe dominicale, que le curé recrute pour les prochaines célébrations. Les volontaires se retrouveront plusieurs fois par semaine pour faire des essais de voix, se voir attribuer un rôle, si ce n'est un avancement pour les figurants de l'an passé. Il faut être vierge pour être Marie, avoir un physique imposant pour être bourreau, bien retenir son texte et le dire d'une voix claire pour incarner Ponce Pilate. Le rôle principal ne peut-être attribué que trois fois de suite - exception faite pour Fernando, qui cette année, a dû remplacer au pied levé le Jésus choisi par le comité.  

 

N'est pas Jésus qui veut. Le rôle est exigeant : il faudra traîner une croix de bois de plus de cent kilos sur plusieurs kilomètres. Etre capable d'endurer les coups : des lanières découpées dans des chambres à air cinglent le dos de l'acteur. Mais ces qualités valent bien peu si le candidat n'a pas une taille, un physique avantageux et un système pileux fourni (chauves et protestants s'abstenir). Il doit avoir entre 22 et 35 ans. Au final, c'est une moralité exemplaire exempte de vices qui fera du postulant l'élu. Le comité d'organisation reste intransigeant sur ce dernier point. 

 

Vendredi Saint : Fernando n'a pas mangé, ni bu. Il est incarcéré dans une petite chapelle attenante à l'église avec pour seule compagnie son double en fibre de verre. Ce Christ grandeur nature semble apitoyé par le sort réservé à Fernando. Le public défile devant la cellule gardée par deux légionnaires adolescents, chaussé pour l'un d'une paire de Nike à la place de sandales, dérive qui fait rager les anciens du comité, mais qui n'altère en rien l'aplomb du soldat. Vers midi, on traîne brutalement Fernando, enchaîné, sur l'esplanade, devant l'église. 

 

Ils lui ôtèrent ses vêtements, et le couvrirent d'un manteau écarlate. Ils tressèrent une couronne d'épines, qu'ils posèrent sur sa tête, et ils lui mirent un roseau dans la main droite; puis, s'agenouillant devant lui, ils le raillaient, en disant: Salut, roi des Juifs! Et ils crachaient contre lui, prenaient le roseau, et frappaient sur sa tête. Après s'être ainsi moqués de lui, ils lui ôtèrent le manteau, lui remirent ses vêtements, et l'emmenèrent pour le crucifier. 

 

Matthieu (27 :21) 

 

 

 

 

Le cortège se met en route, un tambour bat la cadence, lugubre. Tout au long du parcours le public est contenu par des cordes et un service d'ordre efficace. Beaucoup se signent au passage de la procession. L'émotion est à son comble. On pleure. Fernando s'épuise, s'effondre. On ne sait plus si le réel déborde le récit, si c'était écrit qu'il doive s'effondrer, ou si c'est parce qu'il s'effondre que c'est écrit. Jésus écrasé par sa croix, est plaqué sur le goudron brûlant, on aimerait l'aider, du moins aider Fernando, épuisé par sa charge, exténué par son rôle. Le cortège redémarre de manière inattendue, les fouets claquent, certains figurants renâclent, le public se mêle au cortège, on crie, un cheval sans cavalier passe au galop… 

 

Trois mille personnes sont massées devant le Golgotha de San Lorenzo. Fernando, recru de fatigue, mort de soif, est couché à plat ventre dans la poussière au sommet de la butte. La tension est retombée. Moment de flottement, de relâchement. Les figurants boivent, sucent les quartiers d'orange offerts par la commune. La sonorisation tombe en panne. Les apôtres et une kyrielle de jeunes vierges se regroupent en prières autour de Marie en larmes. Les marchands ambulants sillonnent la foule qui se protège du soleil, ça et là, sous des parapluies. La sonorisation, crépite, crachote et fonctionne à nouveau. A ce signal, une quinzaine de jeunes soldats vigoureux dresse la croix sur laquelle est crucifié Jésus mais au moment où la croix s'enfonce d'un coup sec dans son logement, le socle sur lequel repose Fernando se décloue. Suspendu par les bras en croix, la douleur le fait s'arc-bouter. Une clameur immense monte de la foule. Il est soutenu par la plante des pieds par des dizaines de mains pendant que d'autres reclouent le support. 

 

Après les Sept Paroles prononcées et le coup de lance fatal, Fernando perd connaissance. Deux ambulanciers en faction se frayent un chemin entre les acteurs et plaquent rapidement une échelle en aluminium contre la croix. On descend Fernando en douceur à l'aide de longues pièces de tissu blanc passées sous les aisselles. Il est déposé sur un brancard pour y être ranimé.  

 

Au même instant, à Ixtapalapa, à quelques kilomètres de San Lorenzo, un million de personnes assistent mots pour mots, au même scénario. Ce haut lieu de la célébration Pascale attire des mexicains de tout le pays, des touristes étrangers de passage et éclipse par son gigantisme toutes les autres mises en croix - qui sont florès au Mexique. Cette année la procession la plus médiatisée du pays à failli dégénérer en affrontement avec les forces de l'ordre : la légion romaine s'est vu empêcher l'accès au Calvaire par la police mexicaine qui tentait, sans distinguer les acteurs des spectateurs, de refouler la foule agglutinée aux pieds sanglants du fils de Dieu.

[Francis Traunig]

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